La Magie des Dimanches avec Claudia en Cuisine

Le dimanche, au foyer, était assez ennuyeux quand on décidait de rester.
Mais quand Claudia était de service en cuisine, c’était la fête.
Une fête simple, douce, bruyante parfois,
comme si on était une grande famille.

Le rituel commençait dès le matin, parfois même la veille,
avec la préparation du ragù à la palermitaine.
Contrairement au célèbre bolognais, celui-ci contient des petits pois,
et un mélange de viande hachée de veau et de porc.
Dans la version ancienne, on utilisait des morceaux entiers de viande
qu’on effilochait à la main, après des heures de cuisson lente,
comme dans un chaudron suspendu à la cheminée.

Le matin ou l’après-midi, on allait faire un tour au parc,
parfois jusqu’aux manèges,
et ensuite, tout le monde attendait que les anelletti fumants sortent du four
pour atterrir dans nos assiettes.

C’étaient les dimanches où on redevenait enfants.
Les dimanches où on oubliait ce qu’on était en train de vivre.
Les dimanches où on se sentait un peu moins seules.

Grâce à Claudia. Grâce à la cuisine.

Ce jour-là, c’est elle qui préparait la pasta col forno.
J’en ai noté la recette ici :

“Pasta col forno” : Recette Traditionnelle Palermitaine

Être Mère : Le Défi Incompréhensible

Être mère — on le sait — est un travail terriblement difficile.

Ce n’est pas comme être cheffe du gouvernement : c’est pire. Bien pire.
La cheffe du gouvernement est entourée d’un cabinet d’expert·e·s qui l’aident, lui soufflent quoi dire, comment le dire, avec quelle expression, à quel moment parler et quand se taire.

Les mères, non.

Les mères le deviennent du jour au lendemain, et tout ce qu’elles savent, elles l’ont absorbé par osmose : à travers les films, les tantes, les mères des amies, ou ce qu’il reste de la leur.
Peut-être qu’elles ont idéalisé la mère sévère : “elle faisait ce qu’il fallait”.
Ou bien la permissive : “elle, au moins, c’était pas comme la mienne.”
Mais ensuite, la vérité arrive.

Et la vérité, c’est que nous sommes toutes fautives.
Sachez-le.

Ne vous illusionnez pas à l’idée de faire un travail parfait, parce que — souvenez-vous bien — la faute est TOUJOURS celle des parents.

Et si tu es dans un foyer pour femmes victimes de violence, si tu es à Palerme et en plus étrangère, la faute est doublement tienne.
C’est ta faute pour le Juge, pour les assistant·e·s sociaux·ales, pour les psychologues, pour quiconque t’observe de loin en jugeant selon son petit modèle mental de la “bonne mère”, celle qu’on leur a décrite dans les livres à la fac.

Quelle en est la conséquence ? Facile.

Le jour du Tribunal arrive.
Quelques heures à se demander comment s’habiller pour “avoir l’air assez mère”.
Récapitulatif mental de toute l’histoire.
Mais le Juge n’est plus celui que j’avais étudié.
J’avais tout lu : sa jurisprudence, ses phrases, ses attitudes.
Remplacé. Une autre.

Juge honoraire. Psychologue.
Du genre à écouter les enfants mais qui décide aussi du sort des parents.
Sans être juge véritable, mais assez pour changer une vie.

Et puis, le plus beau. Je revois enfin ma Néa.
Ma joie, mon amour, qu’est-ce que tu es belle. Qu’est-ce que tu brilles !

Je la vois arriver.
Elle est au bras d’une femme plus âgée que moi, ridée et renfrognée.
Son regard, plein de jugement, me tombe dessus comme une lame.
Il me transperce de part en part.

Je rougis.
La colère me monte à la poitrine comme un engin mal désamorcé.
J’ai envie de hurler :
«Oh, Ma cu minchia si ??! Lâche ma fille ! C’est avec moi qu’elle doit être, pas avec toi ! » [trad. « Mais t’es qui, bordel ? Tu vaux rien, va »]

Mais mon avocate — une femme formidable, peut-être encore un peu trop jeune pour le chaos qui s’annonce — s’approche et me murmure avec douceur mais fermeté :

« Madame, ne faites pas ça. Ce serait pire.
Il faut se montrer tolérante, pas en colère.
Surtout : pas d’accusations, pas de “je veux partir”.
Vous êtes ici, et vous devez rester avec vos enfants. D’accord ? »

D’accord.
Qu’est-ce que je peux faire d’autre ?

J’ai peur, tellement peur, mais je le fais. Je dois le faire.

On ne me laisse pas prendre ma petite perdue dans les bras.
Je n’en ai pas le droit, me dit-on.
Elle entre la première.

Elle parle avec la juge honoraire, la psychologue.
Celle qui écoute.
Mais qui décide.

50 Ans: Un Anniversaire entre Solitude et Bonheur

Nous sommes le 1er février 2023. J’ai 50 ans.

Depuis un an, depuis l’anniversaire précédent, j’imaginais comment j’allais fêter ça, qui j’aurais voulu avoir à mes côtés à ce moment-là. Un moment censé marquer le début de ma seconde jeunesse (de mon point de vue).

J’avais réfléchi au menu, aux boissons, aux cocktails, aux amuse-bouches. Peut-être un bon chili con carne, que je réussis bien et que j’adore. Et puis danser, danser, danser. Une vraie fête.

Au réveil, Bruno et Linda me serrent dans leurs bras et me donnent un bisou d’anniversaire. Rien que ça m’a réchauffé le cœur et allégé un peu le poids de cette journée.

Je me suis dit : même si on savait déjà que ce serait une journée de merde, autant se faire belle pour la photo Facebook, au moment où on me rendrait enfin mon téléphone.

D’habitude, Facebook me bombarde de vœux dès minuit. Mais là, silence total.

Rien. Aucun message. C’est à ce moment que j’ai compris que j’étais isolée. Complètement seule dans cette ville.

J’enfile ma robe noire longue, mais il fait un froid de chien. Dans la communauté, il n’y a pas de chauffage, et cet hiver-là est particulièrement glacial (en tout cas pour moi).

Je me fais prêter un gilet pour mettre par-dessus. Parce que là, franchement, c’est impossible : trop froid !

Je ne me rappelle pas avoir déjeuné. Je me rappelle m’être reposée un peu à la pause, et d’avoir travaillé : c’était mon tour pour les salles. Après le dîner, nettoyer la salle à manger, c’était pour moi.

Pas de cadeaux. Uhm. Ah si, un “cadeau” arrive. Dans l’après-midi, l’huissier vient me remettre la convocation devant le Tribunal des mineurs.

Voilà. Le moment où je pensais qu’on allait enfin pouvoir rentrer chez nous, comme on m’avait fait croire.

Mais sérieusement, est-ce que tout doit vraiment aller aussi mal aujourd’hui ? Elles ne peuvent pas être un peu gentilles avec moi ?

Je veux dire, j’ai 50 ans aujourd’hui. Je ne peux pas fêter ça dehors avec mes enfants. Je dois rester enfermée ici. Je n’ai même pas droit à un petit truc pour marquer le coup ?

Je rentre dans le confessionnal, déterminée à obtenir au moins une petite chose, quelque chose juste pour moi.

Incroyablement, on m’accorde de commander une pizza et de choisir moi-même le gâteau.

Et là, ce sourire que j’avais perdu depuis un bon moment revient. Un vrai sourire, énorme, à 200 dents, comme je dis toujours !

Une pizza ! Un gâteau ! Mais je ne peux pas sortir l’acheter. Et je ne vais pas le faire moi-même : je dois déjà nettoyer les salles.

Et la réponse me vient… de la pizzeria. Oui, exactement : la pizzeria.

Des jeunes, Marlena et Girolamo. Pendant l’hospitalisation de Néa, j’avais raconté notre histoire à Marlena. Touchée, elle nous avait aussitôt envoyé des pizzas, des frites et quelques boissons, pour qu’on puisse manger un peu à l’hôpital. La bouffe y était vraiment médiocre, et deux anorexiques comme nous n’y touchaient presque pas.

« Allez, Néa, on prend un peu de bidoche, toi et moi. Un petit peu chacune. Ça peut faire du bien à l’humeur. »

Depuis ce jour, BurgerPizza — avec Marlena et Girolamo — est devenue mon “Toujours là”, pour toute la durée de mon séjour en communauté, jusqu’au tout dernier jour en Sicile.

Le soir de mon anniversaire, je les ai appelés, intimidée, inquiète qu’ils ne puissent pas m’aider. Et pourtant, tout de suite, ils ont eu l’idée du dessert-pizza à la place du gâteau !

Donc, non seulement un super calzone “Parigino” (mozzarella fior di latte, brocoli-rave, scamorza fumée, speck, tomates cerises, bufala effilochée et parmesan), mais aussi un dessert-pizza à la Nutella et aux fraises, rien que pour moi. Pour me faire sentir spéciale, au moins un peu.

Merci Marlena. Merci Girolamo. Ce jour-là, votre pizza a eu plus de cœur que tout le reste du monde.

https://burgerpizzapalermo.github.io/#about

Linda : Une Étoile en Pause

Linda, c’était la lumière. Celle qui entrait dans une pièce et changeait tout. Elle riait fort, courait partout, faisait des blagues à tout le monde. Elle se faisait des amis en dix secondes. Elle chantait, elle dessinait, elle apprenait vite. Tout ce qu’elle touchait devenait vivant.

À l’école, en France comme en Italie, les professeurs disaient toujours la même chose : « Elle est brillante. Sérieuse. Attentive. Talentueuse. » Linda levait la main avec confiance, aidait les autres sans qu’on lui demande. Elle adorait les exposés oraux, les spectacles de fin d’année, les chorales. Elle rayonnait.

Quand on lui demandait ce qu’elle voulait faire plus tard, elle répondait : « La Star ! » avec ce sourire large, irrésistible. Et c’était vrai. Elle aurait pu le devenir. Elle le peut encore. Elle a tout en elle. Tout.

Mais quelque chose s’est cassé.

Un jour, elle a été bloquée à Palerme. Elle n’a pas pu rentrer. Elle a dû finir l’école primaire là-bas, loin de ses repères, de sa langue, de sa chambre, de ses dessins sur les murs. C’est là que les choses ont commencé à changer. Lentement. Insidieusement. Elle ne chantait plus. Mais elle continuait à dessiner, comme si c’était son dernier fil avec elle-même. Un jour, elle m’a offert une rose dessinée à la main. Précise, délicate, pleine d’ombres et de lumière. Je l’ai gardée. C’était sa voix, mais sans mots. Elle devenait silencieuse. Moins vive. Comme si une partie d’elle avait décidé de s’éteindre un moment.

Je ne sais pas si c’est de ma faute. Du père. Du covid. De Palerme. Des foyers. Ou du monde entier. Je sais juste qu’un jour, son rire s’est tu. Et que tout est devenu plus silencieux autour d’elle.

Mais je me souviens de sa main dans la mienne. De sa voix qui chantait le matin dans la cuisine. De ses dessins qui remplissaient les murs de notre maison. Je me souviens de ses yeux brillants quand elle lisait ses textes à voix haute, avec fierté.

Un jour, je lui ai demandé : « Tu te souviens quand tu voulais être une star ? » Elle m’a regardée, sans répondre. Mais ses yeux, eux, disaient qu’elle s’en souvenait.

Linda n’est pas perdue. Elle est en pause. Juste ça. Une étoile qui ne brille pas fort en ce moment, mais qui ne s’est jamais éteinte.

Et moi, je ferai tout pour qu’elle retrouve sa lumière. Sa voix. Son feu. Même une étincelle suffira.

Qu’elle devienne une star. Ou une étoile discrète. Ou simplement une enfant libre. Elle le mérite. Elle l’est, déjà.

« Salut, quand et si un jour on nous sépare, regarde cette fleur pour te sentir mieux :)
Pour ma maman, de la part de Linda. »

Bruno, Mon Petit Bijou

On l’a toujours appelé «mon petit bijou». Pourtant, Bruno n’est pas petit. Bruno est grand. Immense, même. Mais ce surnom n’a jamais parlé de sa taille. Il parle de sa fragilité précieuse, de sa douceur à protéger, de sa manière à lui de briller doucement, sans faire de bruit.

Bruno a toujours eu peu d’amis. Peu, mais solides. Ceux-là ne sont jamais partis. Il les a gardés, doucement, comme on garde des trésors.

Bruno n’a jamais été comme les autres. On disait qu’il avait son propre monde, sa propre manière d’exister. Peu importait ce que les autres pensaient. Moi, je savais.

Depuis toujours, Bruno choisit de rester avec moi. C’était son choix, clair, définitif, même quand on est entrés dans ce foyer. Il avait presque 18 ans. Il aurait pu refuser, dire non, rester dehors. Mais il ne l’a pas fait. Il est venu avec moi, comme toujours.

Quand il était petit, il dormait à côté de moi, il cherchait mon bras, ma présence. Il avait besoin d’être rassuré, et moi, j’avais besoin de lui. Entre nous, pas besoin de parler. Un regard suffisait. Un geste minuscule, une respiration, et tout était déjà dit. Tout était déjà compris.

Quand Néa est revenue vivre avec nous, tout était fragile. Je ne pouvais pas être partout. Alors Bruno a pris le relais. Il veillait sur elle la nuit, silencieusement, comme un gardien discret mais solide. Il restait éveillé, attentif, pour être sûr qu’elle ne se fasse pas de mal. Et quand le jour revenait, il allait enfin dormir. Là, c’était mon tour. Personne n’aurait imaginé que ce geste d’amour serait interprété par les services sociaux comme une adultisation. Lors d’une rencontre, j’ai entendu une psychologue dire : « Pauvre garçon, il n’avait aucun repère, il devait jouer le rôle du père et de la mère. »

Bruno aime profondément les jeux vidéo. C’est son univers, son refuge. Pourtant, quand on est entrés dans le foyer, il a dû tout laisser derrière lui : son ordinateur, ses jeux, ses habitudes. Il n’a jamais protesté. Pas une plainte, pas un reproche. Il avait choisi. Il nous avait choisies.

Il est resté avec nous, il a tenu bon. Il a toujours été là. Bruno, mon fils, mon allié silencieux. Mon petit bijou.

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Il était mon calme dans le chaos. Mon ancre dans la tempête.

Derrière l’écran, un cœur immense. Derrière le silence, un amour sans faille. Bruno.