Défis au quotidien dans un foyer d’accueil

Les jours passaient au foyer et tout semblait figer la possibilité que la situation évolue.

J’allais dans la salle du Grand Frère (comme je l’avais surnommée dès le début) et je parlais avec les éducatrices, avec les psychologues. J’essayais d’expliquer ce qui s’était passé, qui étaient les coupables, le piège, la plainte déposée par le grand-père.

Je me confiais, à ma manière. Elles notaient tout, à leur manière.

Pendant la journée, je travaillais sur mon ordinateur. Heureusement, je travaillais à distance, donc au moins, je n’ai pas perdu mon emploi.

Linda restait à la maison. L’école était en France, pas en Italie. J’étais inquiète pour ça : comment allait-elle rattraper les jours manqués ?

Je dormais peu, j’avais toujours sommeil, j’avais froid tout le temps, et une angoisse constante me pesait : je ne savais jamais quelle heure il était.

Je pensais de plus en plus être vraiment dans la maison du Grand Frère : pas d’horloges, pas de miroirs (on utilisait la vitre des fenêtres pour se regarder), pas de balance pour se peser – sauf celle de la cuisine. Parce que la responsable voulait qu’on prépare les goûters nous-mêmes.

C’était comme ça : tout le monde devait prendre le petit-déjeuner, sans exception, surtout les enfants.

En milieu de matinée, s’ils restaient à la maison, ils devaient faire une collation. Il était interdit d’apporter de la nourriture de l’extérieur pour éviter les conflits avec ceux qui ne pouvaient pas se le permettre. Le déjeuner se faisait par vagues :

  • à midi pour les plus petits qui ne fréquentaient pas l’école,
  • à 13h pour les mères,
  • à 14h30 pour ceux qui rentraient de l’école,
  • et à 15h30 pour ceux des écoles professionnelles.

Donc en gros, on passait la journée à faire bouillir des casseroles et à les laver.

Mais attention : à 16h30, le goûter devait absolument être prêt !

Au début, je partageais une chambre avec une autre famille : une mère avec de graves problèmes physiques et deux petites filles. Les petites criaient et pleuraient tout le temps. Je n’avais pas de coin pour travailler, alors je m’installais sur la table de la salle à manger.

Résultat : pendant les heures de repas, je faisais mes réunions en plein chaos. On m’a même demandé d’éteindre mon micro parce que c’était ingérable.

J’avais une peur bleue de perdre mon travail.

Parce que le fait de perdre mes enfants ? Non, ça me paraissait impossible. Je croyais sincèrement que les enfants étaient retirés uniquement aux mères droguées, prostituées ou violentes. Moi, j’avais toujours tout fait pour mes enfants.

Alors pourquoi m’enlèveraient-ils mes enfants, à moi ?

Mais le travail, lui, je pouvais vraiment le perdre. Et rien que cette idée me filait des frissons dans le dos.

Puis venait le soir, le dîner. À 19h30, au plus tard à 20h, après les douches des enfants. Là aussi, il fallait respecter des horaires militaires : les enfants devaient se doucher avant 19h, les mères le matin. C’était obligatoire, car on était 14 dans la maison et il n’y avait qu’un chauffe-eau électrique minuscule. Le dernier à se laver finissait souvent avec de l’eau tiède, voire froide.

Le menu était censé être voté démocratiquement par toutes. Mais en vérité, c’est moi qui le faisais, presque tout le temps. Personne n’avait envie de s’en occuper. Enfin, pas tout à fait. Il y avait Claudia, qui le faisait avec moi.

Une belle amitié était en train de naître.

On passait beaucoup de temps ensemble. Claudia m’a appris à faire le ménage, à organiser la maison. J’aimais passer du temps avec elle et ses enfants. Et puis il y avait la petite dernière…

Claudia était arrivée quelques mois avant moi, juste avant Noël. La petite venait de naître, elle avait donc grandi directement au foyer. J’ai toujours eu un doute sur la raison de leur placement.

L’assistante sociale avait dit que l’appartement de Claudia était en trop mauvais état. Mais Claudia, c’était Monsieur Propre au féminin ! Je lui demandais tout ce que je ne savais pas faire. Je la regardais pendant des heures faire le ménage, parce que moi, je n’étais pas organisée.

J’ai appris à l’être, petit à petit.

La douleur ne passait pas, mais au moins j’apprenais quelque chose d’utile pour l’avenir de ma famille. Et c’était un vrai défi, car c’était mon point faible.

Et tandis que les jours s’écoulaient, en attendant la convocation du juge pour pouvoir rentrer en France, mon cinquantième anniversaire approchait. Celui qu’on attend toute une vie, celui qu’on imagine rempli de bulles et d’une énorme part de gâteau.

Spoiler : ça ne s’est pas tout à fait passé comme ça.

Déconstruire les Stéréotypes de Genre

Ce lundi-là, après deux jours passés dans la communauté, après avoir déjà dû renoncer à être femme — du moins femme comme on l’entend dans le monde là-dehors — on m’appelle dans la petite pièce.
Celle du Grand Frère.
Celle où, en théorie, on se confie.
En réalité, tout y est enregistré, interprété, reformulé à leur façon :
« Moi je suis psychologue, moi je suis palermitaine, moi je suis puritaine. Toi, ici, tu es juste mère. Et si tu es femme, alors tu ne peux pas être mère. C’est comme ça que ça marche ici. »

On m’appelle donc.
Je m’assois.
Ils me regardent.

« Tu es ici depuis deux jours et tu n’as encore rien fait. »

Je reste figée. Déconcertée.
Mais qu’est-ce qu’ils veulent de moi ?
L’esprit me ramène au chiffon accroché au frigo, celui avec les tâches.
Ils parlent de ça, sérieusement ? 😳

Alors je réponds :
« Je peux m’occuper de la cuisine, si besoin. Je sais cuisiner, on dit que je suis douée… et j’ai l’habitude de préparer à manger pour beaucoup de monde. Comme les vieilles grands-mères ! »
Je souris.
Pause.
Je souris encore.
Puis j’ajoute :
« J’avais aussi pensé… peut-être qu’on pourrait organiser quelque chose pour les autres, comme des cours d’informatique, ou un atelier de théâtre. Je sais aussi faire ça. Je pourrais aider. »

Silence.

La responsable prend la parole. Elle séclaircit la gorge.
« Cèdée, tout le monde aide ici. Pour que chacun fasse sa part, on a organisé des tâches ménagères et la cuisine. Dès aujourd’hui, tu participeras comme les autres. »

Je reste bouche bée.
Ils m’ont vue.
Ils savent que je porte des orthèses aux bras la nuit.
Comment peuvent-ils me demander de faire le ménage dans une maison de 170 mètres carrés ?

Je soupire. J’essaie d’expliquer.
Je murmure :
« D’accord. Mais… je ne sais pas si vous avez remarqué que je ne peux pas tout faire. J’ai des douleurs aux bras, de partout. J’aurais dû me faire opérer le 21 décembre. Mais à la place… je suis venue à Palerme pour ma fille. »

Et puis le bla bla bla de celle qui tente de se justifier en sachant très bien, au fond, que personne ne l’écoute.
La responsable me regarde. Visage fermé. Aucune réaction.

Silence.

Puis elle se lève, voix sèche, autoritaire, inébranlable :
« Ce n’est pas le Luna Park ici. Tu n’as pas d’esclaves. Tu dois faire ta part comme tout le monde.Aujourd’hui tu commences par les salles. Ici, personne ne se repose sur ses lauriers. »


J’ai fait ma tâche.
J’ai nettoyé les salles, pliée en deux comme un vieux balai.
Chaque mouvement était un coup de fouet.
Le soir, je n’arrivais plus à tendre les bras.
J’ai mis mes orthèses en tremblant, comme une enfant qui s’attache seule.

Pendant l’unique heure où j’avais droit à mon téléphone, j’ai écrit à Vincent.
Je lui ai demandé de chercher le certificat médical.
Celui où était écrit noir sur blanc que je ne devais pas faire d’efforts prolongés,
que je ne devais pas lever les bras,
que j’étais sur liste d’attente pour une intervention.

Vincent l’a trouvé. Il me l’a envoyé.

Le lendemain, je suis allée les voir.
J’ai ouvert mon téléphone.
Je fais défiler… j’ouvre le fichier…
Je leur ai montré directement l’écran.

Ils ont lu.
Se sont regardés.
Et puis… ils ont ri.

« C’est vieux. »
« Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tu vas très bien. »
« Arrête de penser que tu es malade. »

Comme si la douleur était un caprice.
Comme si le certificat était un billet de tombola.
Comme si mon corps ne m’appartenait plus.

Mon corps pleurait et demandait pitié, mais pour eux ce n’était qu’un corps, pris dans un grand engrenage qui devait appartenir à une mèreet non à une femme dans sa totalité.

Retour à la Réalité : Entre Chaos et Normalité

Quand on nous a dit qu’on pouvait retourner à la chambre d’hôtes pour récupérer nos affaires, j’ai cru que c’était une récompense.
Comme si, pour une raison obscure, on nous concédait une pause dans un jeu cruel dont personne ne semblait connaître les règles.

On avait peu de temps : ils nous attendaient avant 19 heures, comme si la nuit pouvait nous exclure pour toujours.
J’ai couru entre les draps défaits, les sacs à moitié pleins d’une vie encore normale, pour récupérer des vêtements, des dessins, un livre, un nounours, la brosse pleine de cheveux de Linda.

Je ne me rappelle plus ce que j’ai laissé.
Je sais juste que je courais avec une faim au ventre, une urgence qui n’était pas que dans l’horloge, mais dans le besoin de redevenir, même une heure, celle que j’étais avant.


À notre retour, cette parenthèse s’est refermée comme une barrière métallique claquée d’un coup sec.
Nos affaires – ces choses, les nôtres – se sont répandues dans l’entrée du foyer comme une explosion domestique : sacs de courses débordants, plastique tendu à craquer, chaussettes qui dépassaient des poignées comme des fleurs froissées.

Pas de valises, seulement des sacs et de la précipitation.
Et là, au milieu de cette montagne improvisée, une voix féminine – Claudia, je crois – a lâché avec un mélange de surprise et d’agacement :

« Mais c’est quoi tout ce bordel que vous avez ? »

Minchia.
Un mot qui rebondit dans l’air palermitain comme une mouche, qui revient toujours, se pose sur tout.
Et que, sans m’en rendre compte, j’allais adopter moi aussi.
Ma putain sicilienne personnelle.
Un drapeau planté sur le balcon de cette nouvelle réalité.


Le soir, ce fut le vrai plongeon en enfer.
La salle à manger n’avait qu’une seule table, longue, centrale, pensée pour réunir tout le monde, mais qui semblait conçue pour séparer plus que pour unir.

Elle était trop haute pour moi.
Alors on nous installa à part, sur une petite table basse, une table d’école primaire, placée dans un coin, presque par hasard.

Moi, Bruno et Linda étions là, immobiles, les jambes tordues, les mains posées, retenant notre souffle.
Manger était impossible.
On avait peur que le moindre geste nous fasse remarquer.

Autour, quatorze personnes se hurlaient dessus, lançaient des piques, des ricanements acérés, des insultes, dans un sabir que je comprenais à moitié mais qui me blessait entièrement.

Une cacophonie continue, un théâtre instable où les voix étaient des couteaux et chaque repas un champ de bataille.

Et cet endroit — ce n’était pas juste laid.
C’était infâme.

Pas à cause de ceux qui y vivaient – chacun traînait son enfer –
mais à cause de la façon dont on nous avait jetés là,
nous trois,
comme trois chats abandonnés sur l’autoroute.

Sans abri.
Et sans personne pour ralentir.


Et pourtant, le lendemain matin, j’eus un de ces élans qu’on ne connaît que sur le bord du précipice.
Je me levai tôt de mon lit–berceau – un vieux canapé à ressorts qui m’avait chanté des berceuses de rouille toute la nuit – et j’allai dans la cuisine.

Elle était vide.
Silencieuse.
Sacrée.

J’avais récupéré un peu de tout : pain, lait, biscottes, confiture, café soluble, beurre, quelques œufs.
J’ai mis la cafetière sur le feu et j’ai commencé à préparer le petit-déjeuner avec l’enthousiasme d’une déléguée de classe en sortie scolaire.

Peut-être que je voulais croire que c’était ça, justement : une excursion.
Une anomalie douce avant le retour à la normale.

La table se remplissait : assiettes, tasses, serviettes chipées dans un tiroir oublié.
J’avais un sourire à deux cents dents, celui de quelqu’un qui ne sait plus où il est mais qui a décidé de faire de cette demi-heure une fête.


Puis, derrière moi, une voix plate, sans yeux ni bouche, m’a simplement dit :

« La nourriture ne se gaspille pas. »

Un reproche, ou peut-être juste un rappel administratif.
Je ne sais pas.
Mais je l’ai pris au sérieux.

Je me suis assise.
Et je n’ai plus jamais cuisiné.
Et je n’ai plus jamais préparé un vrai petit-déjeuner comme celui-là. Jamais.


C’est aussi ce jour-là que je l’ai remarqué :
un mouchoir en papier collé sur le frigo avec du scotch.
Dessus, les jours de la semaine, et les prénoms des femmes du foyer.

Juste en dessous, un autre bout de papier froissé, avec les noms des garçons.
Le premier, c’étaient les tours de ménage – cuisine, salle de bain, salon.
Le second, ceux qui devaient mettre la table.

J’ai pensé :
« Waouh, c’est chouette ! Ce sont eux qui font les tâches ! »

Jamais je n’aurais imaginé que
mon nom y serait inscrit aussi.