Ce lundi-là, après deux jours passés dans la communauté, après avoir déjà dû renoncer à être femme — du moins femme comme on l’entend dans le monde là-dehors — on m’appelle dans la petite pièce.
Celle du Grand Frère.
Celle où, en théorie, on se confie.
En réalité, tout y est enregistré, interprété, reformulé à leur façon :
« Moi je suis psychologue, moi je suis palermitaine, moi je suis puritaine. Toi, ici, tu es juste mère. Et si tu es femme, alors tu ne peux pas être mère. C’est comme ça que ça marche ici. »
On m’appelle donc.
Je m’assois.
Ils me regardent.
« Tu es ici depuis deux jours et tu n’as encore rien fait. »
Je reste figée. Déconcertée.
Mais qu’est-ce qu’ils veulent de moi ?
L’esprit me ramène au chiffon accroché au frigo, celui avec les tâches.
Ils parlent de ça, sérieusement ? 😳
Alors je réponds :
« Je peux m’occuper de la cuisine, si besoin. Je sais cuisiner, on dit que je suis douée… et j’ai l’habitude de préparer à manger pour beaucoup de monde. Comme les vieilles grands-mères ! »
Je souris.
Pause.
Je souris encore.
Puis j’ajoute :
« J’avais aussi pensé… peut-être qu’on pourrait organiser quelque chose pour les autres, comme des cours d’informatique, ou un atelier de théâtre. Je sais aussi faire ça. Je pourrais aider. »
Silence.
La responsable prend la parole. Elle séclaircit la gorge.
« Cèdée, tout le monde aide ici. Pour que chacun fasse sa part, on a organisé des tâches ménagères et la cuisine. Dès aujourd’hui, tu participeras comme les autres. »
Je reste bouche bée.
Ils m’ont vue.
Ils savent que je porte des orthèses aux bras la nuit.
Comment peuvent-ils me demander de faire le ménage dans une maison de 170 mètres carrés ?
Je soupire. J’essaie d’expliquer.
Je murmure :
« D’accord. Mais… je ne sais pas si vous avez remarqué que je ne peux pas tout faire. J’ai des douleurs aux bras, de partout. J’aurais dû me faire opérer le 21 décembre. Mais à la place… je suis venue à Palerme pour ma fille. »
Et puis le bla bla bla de celle qui tente de se justifier en sachant très bien, au fond, que personne ne l’écoute.
La responsable me regarde. Visage fermé. Aucune réaction.
Silence.
Puis elle se lève, voix sèche, autoritaire, inébranlable :
« Ce n’est pas le Luna Park ici. Tu n’as pas d’esclaves. Tu dois faire ta part comme tout le monde.Aujourd’hui tu commences par les salles. Ici, personne ne se repose sur ses lauriers. »
J’ai fait ma tâche.
J’ai nettoyé les salles, pliée en deux comme un vieux balai.
Chaque mouvement était un coup de fouet.
Le soir, je n’arrivais plus à tendre les bras.
J’ai mis mes orthèses en tremblant, comme une enfant qui s’attache seule.
Pendant l’unique heure où j’avais droit à mon téléphone, j’ai écrit à Vincent.
Je lui ai demandé de chercher le certificat médical.
Celui où était écrit noir sur blanc que je ne devais pas faire d’efforts prolongés,
que je ne devais pas lever les bras,
que j’étais sur liste d’attente pour une intervention.
Vincent l’a trouvé. Il me l’a envoyé.
Le lendemain, je suis allée les voir.
J’ai ouvert mon téléphone.
Je fais défiler… j’ouvre le fichier…
Je leur ai montré directement l’écran.
Ils ont lu.
Se sont regardés.
Et puis… ils ont ri.
« C’est vieux. »
« Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tu vas très bien. »
« Arrête de penser que tu es malade. »
Comme si la douleur était un caprice.
Comme si le certificat était un billet de tombola.
Comme si mon corps ne m’appartenait plus.
Mon corps pleurait et demandait pitié, mais pour eux ce n’était qu’un corps, pris dans un grand engrenage qui devait appartenir à une mèreet non à une femme dans sa totalité.
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